Les jambes multiples du Palenki le firent glisser jusque devant McKie. Le visage de tortue se tourna vers lui : « Allez-vous vraiment me faire manger mon bras ? » demanda-t-il.
McKie lança un regard accusateur au lieutenant wreave.
« Il m’a demandé quel genre d’humain vous étiez », expliqua le Wreave.
« Merci pour l’exactitude de la description », dit McKie. Il fit face au Palenki : « Qu’est-ce que vous en pensez ? »
« Je pense pas possible, Ser McKie. Les co-sentients ne permettent plus de tels actes de barbarie. » La bouche de tortue prononçait les mots sans émotion, mais le bras qui pendait sur la droite de sa jointure au sommet de la tête se tortillait de manière incertaine.
« Je pourrais faire quelque chose de pire », dit McKie.
« Qu’est-ce qui est pire ? » demanda le Palenki.
« Nous verrons cela le moment venu, n’est-ce pas ? Voyons ! Vous affirmez qu’aucun membre de votre phylum ne manque à l’appel, c’est bien cela ? »
« C’est exact. »
« Vous mentez », déclara McKie calmement.
« Non ! »
« Quel est votre nom de phylum ? »
« Je ne le donne qu’à mes frères de phylum. »
« Ou aux Gowachins », dit McKie.
« Vous n’êtes pas un Gowachin. »
Dans une succession de grognements gutturaux, McKie commença à décrire en gowachin les mœurs probablement douteuses des ancêtres du Palenki, les forfaits qu’ils avaient dû accomplir et la punition qu’ils méritaient. Il termina par le cri d’identification gowachin, l’unique combinaison émotion-mot par laquelle il était obligé de se présenter devant le barreau gowachin.
Après un instant de silence, le Palenki déclara : « Vous êtes cet humain qu’ils ont accepté dans leur union juridique. J’ai entendu parler de vous. »
« Quel est votre nom de phylum ? » demanda McKie.
« On m’appelle Biredch d’Ank », dit le Palenki avec une nuance de résignation dans la voix.
« Eh bien, Biredch d’Ank, vous mentez. »
« Non ! » Le bras se tortilla de plus belle.
L’attitude du Palenki exprimait maintenant la terreur. C’était une réaction que McKie avait appris à reconnaître au cours de ses contacts avec les Gowachins. Maintenant qu’il possédait le nom privilégié du Palenki, il pouvait exiger son bras.
« Vous avez commis un crime capital », dit McKie.
« Non ! Non ! Non ! » protesta le Palenki.
« Ce que les autres co-sentients qui sont dans cette pièce ignorent », reprit McKie, « c’est que les frères du phylum acceptent l’utilisation de la chirurgie génétique pour inscrire leur motif d’identité sur leur carapace. Les marques sont imprimées en profondeur. Vrai ou faux ? »
Le Palenki demeurait silencieux.
« C’est la stricte vérité », poursuivit McKie. Il remarqua que les réquisiteurs avaient formé un cercle autour d’eux, fascinés par l’affrontement. « Vous ! » s’écria McKie en désignant brusquement du doigt le lieutenant wreave. « Faites mettre vos hommes sur la pointe des pieds ! »
« La pointe des pieds ? »
« Ils devraient surveiller le moindre recoin de cette pièce. Vous voulez qu’Abnethe nous tue notre témoin ? »
Confus, le lieutenant se tourna vers ses hommes pour aboyer un ordre, mais les réquisiteurs avaient déjà repris leur inspection tournante, alerte et soupçonneuse, de la pièce. Le lieutenant agita une mandibule dans un geste de frustration irritée, mais resta silencieux.
McKie reporta toute son attention sur le Palenki : « À présent, Biredch d’Ank, je vais vous poser quelques questions particulières. Je connais la réponse à certaines d’entre elles. Si je vous surprends à mentir une seule fois, j’envisagerai un retour à la barbarie. Trop de choses sont en jeu dans cette affaire. Vous me comprenez bien ? »
« Ser, vous ne pouvez pas croire que…»
« Lesquels de vos compagnons de phylum avez-vous vendus comme esclaves à Mliss Abnethe ? » demanda McKie.
« L’esclavagisme est un crime capital », murmura le Palenki.
« J’ai déjà dit que vous aviez commis un crime capital. Répondez à ma question. »
« Vous me demandez de me condamner ? »
« Combien vous a-t-elle payé ? »
« Qui m’a payé quoi ? »
« Combien Abnethe vous a-t-elle payé ? »
« Pourquoi m’aurait-elle payé ? »
« Pour vos compagnons de phylum. »
« Quels compagnons de phylum ? »
« C’est justement ce que je vous demande », dit McKie. « Je veux savoir combien vous en avez vendus, le prix que vous avez reçu en échange, et l’endroit où les a conduits Abnethe. »
« Vous ne parlez pas sérieusement ! »
« J’enregistre cette conversation », dit McKie. « Dans quelques instants, je vais appeler votre Conseil des Phylums, leur faire écouter l’enregistrement et les laisser se charger de vous. »
« Ils se moqueront de vous ! Quelle preuve pouvez-vous bien…»
« La culpabilité de votre propre voix, dit McKie. Nous ferons faire une vocanalyse de tout ce que vous avez dit et nous la soumettrons à votre Conseil en même temps que l’enregistrement. »
« Vocanalyse ? Qu’est-ce que c’est ? »
« C’est un procédé qui permet d’analyser les intonations subtiles de la voix pour déterminer la vérité ou la fausseté de chaque affirmation. »
« Je n’en ai jamais entendu parler. »
« Il n’y a pas beaucoup de co-sentients qui connaissent tous les gadgets utilisés par les agents du BuSab », dit McKie. « Je vais vous donner une dernière chance. Combien de vos compagnons avez-vous vendus ? »
« Pourquoi me traitez-vous de cette façon ? En quoi Abnethe est-elle si importante pour que vous ignoriez toutes les règles de la courtoisie inter-espèces en bafouant mes droits à…»
« J’essaie de vous sauver la vie », dit McKie.
« Qui est en train de mentir, maintenant ? »
« Si nous ne trouvons pas Abnethe et si nous ne l’arrêtons pas, à peu près tous les co-sentients de l’univers à l’exception de quelques bébés qui sortent de l’œuf vont mourir. Et même les bébés n’ont pratiquement aucune chance sans la protection des adultes. Je vous le jure. »
« Vous le jurez solennellement ? »
« Par l’œuf de mon bras », dit McKie.
« Oooooo », gémit le Palenki. « Vous savez même ça ? »
« Je vais invoquer votre nom et vous obliger à prêter votre serment le plus solennel dans un tout petit instant », dit McKie.
« J’ai juré par mon bras ! »
« Pas par l’œuf de votre bras ! »
Le Palenki baissa la tête. Le bras unique se tortilla.
« Combien ? » demanda McKie.
« Seulement quarante-cinq », souffla le Palenki.
« Seulement quarante-cinq ? »
« Pas plus ! Je le jure ! » Un liquide huileux commença à suinter des yeux du Palenki. « Elle offrait tellement, et ceux qui ont été choisis ont accepté librement. Elle promettait une quantité d’œufs illimitée ! »
« Pas de limite de couvée ? » s’étonna McKie. « Comment serait-ce possible ? »
Le Palenki jeta un regard craintif à Bildoon, qui demeurait assis de l’autre côté de la table, le visage impassible.
« Elle n’a rien voulu expliquer, à part le fait qu’elle a découvert d’autres mondes en dehors de la juridiction co-sentiente. »
« Quels mondes ? » demanda McKie.
« Je ne sais pas ! Je le jure par l’œuf de mon bras, je ne sais absolument rien ! »
« Comment s’est déroulée la transaction ? » interrogea McKie.
« Il y avait un Pan Spechi. »
« Qu’a-t-il fait ? »
« Il a offert à mon phylum les bénéfices de vingt planètes pour une durée de cent années standard. »
« Pfffui ! » siffla quelqu’un derrière McKie.
« Où et quand l’affaire a-t-elle été conclue ? » demanda McKie.
« Dans la maison de mes œufs, il y a un an de cela. »
« Les bénéfices de cent années », murmura McKie. « Elle avait beau jeu de vous proposer cela. Votre phylum et vous ne survivrez pas une fraction de ce temps si elle réussit à faire ce qu’elle veut. »
« Je ne savais pas. Je jure que je ne savais pas. Que veut-elle faire ? »
McKie ignora la question et demanda : « Avez-vous la moindre idée de l’endroit où peuvent être situées ses planètes ? »
« Je ne sais rien, je le jure », dit le Palenki. « Faites votre vocanalyse, vous verrez que je ne mens pas. »
« Il n’existe pas de telle chose pour votre espèce », dit McKie.
Le Palenki le dévisagea un moment en silence, puis lâcha : « Que la pourriture s’empare de vos œufs ! »
« Décrivez-nous le Pan Spechi », dit McKie.
« Je retire ma coopération ! »
« Vous êtes trop engagé maintenant ; et vous êtes obligé d’accepter mon marché. »
« Votre marché ? »
« Si vous coopérez, tous ceux qui sont dans cette pièce oublieront vos aveux. »
« Une autre traîtrise », ricana le Palenki.
McKie se tourna vers Bildoon : « Nous ferions mieux d’appeler le Conseil palenki pour leur communiquer tout le dossier », dit-il.
« Je crois que c’est préférable », approuva Bildoon.
« Attendez ! » s’écria le Palenki. « Qu’est-ce qui me dit que je peux vous faire confiance ? »
« Rien du tout », dit McKie.
« Mais je n’ai pas le choix, c’est ce que vous voulez dire ? »
« Oui. »
« Puisse la pourriture détruire vos œufs si vous me trahissez. »
« Jusqu’au dernier », renchérit McKie. « Décrivez-nous votre Pan Spechi. »
« Il était egostasé », dit le Palenki. « J’ai vu moi-même les cicatrices, et il s’en est vanté pour montrer qu’on pouvait lui faire confiance. »
« À quoi ressemblait-il ? »
« Tous les Pan Spechi se ressemblent. Je ne sais pas… mais ses cicatrices étaient violettes. Ça, je m’en souviens. »
« Avait-il un nom ? »
« Il s’appelait Cheo. »
McKie interrogea Bildoon du regard.
« Cela veut dire de nouvelles significations pour d’anciennes idées », dit le directeur du BuSab. « C’est dans un de nos vieux dialectes. Un nom d’emprunt, de toute évidence. »
McKie reporta son attention sur le Palenki : « Quelle sorte d’arrangement avez-vous choisi ? » « Arrangement ? »
« Quel contrat… quelles sécurités ? Quelles garanties avez-vous pour le paiement ? »
« Oh ! Il a nommé directeurs des planètes en question certains compagnons de phylum désignés par moi. »
« Efficace », dit McKie. « Simple accord d’emploi. Qui pourrait trouver à redire à cela, ou prouver quoi que ce soit ? »
McKie sortit sa trousse spéciale, en retira l’holographe, le régla pour la projection et programma la vue qu’il désirait. Au bout de quelques secondes, l’enregistrement que le réquisiteur wreave avait réussi à prendre à travers le couloir dansait devant les yeux du Palenki. McKie fit faire lentement un tour complet à la projection, pour que le Palenki puisse l’examiner sous tous les angles.
« C’est bien Cheo ? » demanda-t-il.
« Les cicatrices ont un dessin identique. C’est le même. »
« C’est une identification valable », dit McKie en s’adressant à Bildoon. « Les Palenkis savent reconnaître ce genre de chose mieux que n’importe quelle autre espèce dans l’univers. »
« Les motifs de nos phylums sont extrêmement complexes », approuva le Palenki avec orgueil.
« Nous le savons », déclara McKie.
« Est-ce que nous sommes plus avancés pour cela ? » demanda Bildoon.
« J’aimerais bien le savoir », fit McKie.
McKie et Tuluk étaient plongés dans une discussion sur la régénération dans le temps sans prêter attention à la présence des Inquisiteurs qui les surveillaient, bien qu’ils fussent tous visiblement intéressés par les arguments des deux hommes.
La Théorie avait déjà envahi tout le Bureau, moins de six heures après la séance avec le chef du phylum palenki, Biredch d’Ank. Et elle avait à peu près autant de détracteurs que de supporters.
Sur les instances de McKie, ils avaient pris possession de l’une des salles de conférences inter-espèces, installé une console d’ordinateur et commencé à accorder la théorie de Tuluk avec les phénomènes d’alignements subatomiques découverts dans le cuir du fouet et d’autres matériaux organiques provenant d’Abnethe.
Dans l’idée de Tuluk, les alignements pourraient fournir un vecteur spatial qui donnerait peut-être des indications sur le repaire d’Abnethe.
« Il doit nécessairement exister un vecteur de foyer dans notre dimension », insista Tuluk.
« À supposer que vous ayez raison, en quoi cela nous serait-il d’une quelconque utilité ? » demanda McKie. « Elle ne se trouve pas dans notre dimension. Je suggère plutôt que nous retournions auprès de la Calibane pour…»
« Vous avez entendu ce qu’a dit Bildoon. Vous n’irez nulle part. Nous laissons pour l’instant la Boule aux réquisiteurs pendant que nous nous concentrons sur…»
« Mais Fanny Mae est notre unique source de nouvelles données. »
« Fanny… ah, oui ; la Calibane. »
Tuluk était du genre arpenteur. Il s’était ménagé un parcours elliptique à proximité de l’estrade encombrée, et avait enfoncé ses mandibules dans le pli inférieur de sa fente faciale, ne laissant exposés que ses yeux et son orifice voco-respiratoire. La fourche flexible qui lui servait de jambes lui faisait contourner le canisiège occupé par McKie, puis le conduisait vers l’extrémité opposée de l’estrade, à un point occupé par un réquisiteur laclac d’où, par un itinéraire de retour parsemé d’hommes aux aguets, il regagnait la grande table flottante où McKie griffonnait puis, contournant le canisiège, reprenait le même itinéraire.
C’est ainsi que Bildoon les trouva. Il arrêta le Wreave d’un geste : « Il y a une foule de journalistes au-dehors », grommela-t-il. « Je ne sais pas où ils ont déniché cette histoire, mais ils se sont bien débrouillés. On peut la résumer en une phrase : « Les Calibans impliqués dans la menace de la fin du monde ! « McKie, est-ce que par hasard vous y seriez pour quelque chose ? »
« Abnethe », dit McKie sans lever les yeux d’un dessin au chalme compliqué qu’il était en train de terminer.
« Mais c’est complètement fou ! »
« Je n’ai jamais dit qu’elle était saine d’esprit. Savez-vous combien d’agences de presse, de stations d’émissions et autres média elle a sous sa coupe ? »
« Euh… certainement, mais…»
« Quelqu’un a-t-il fait le rapprochement entre cette menace et elle ? » « Non, mais…»
« Vous ne trouvez pas cela étrange ? »
« Comment ces journalistes pourraient-ils savoir qu’elle…»
« Comment pourraient-ils ne pas être au courant de ses relations avec les Calibans ? Particulièrement après vous avoir parlé ? » demanda McKie. Il se leva, laissant tomber à terre son dessin au chalme, et se dirigea à grands pas vers la porte au milieu des groupes de réquisiteurs.
« Attendez ! » s’écria Bildoon. « Où allez-vous ? »
« Leur parler d’Abnethe. »
« Vous perdez l’esprit ? C’est tout ce qu’elle attend pour nous attaquer officiellement. Un cas de diffamation pure et simple ! »
« Nous pouvons demander sa comparution en tant qu’accusatrice », dit McKie. « C’est idiot de ne pas y avoir pensé plus tôt. Nous ne réfléchissons pas comme il faut. La défense parfaite : la bonne foi de l’accusation. »
Bildoon lui emboîta le pas, et ils se dirigèrent, encadrés par un cordon de réquisiteurs, vers le hall où attendaient les journalistes. Tuluk formait l’arrière-garde.
« Hé, McKie », cria-t-il. « Vous avez constaté une inhibition du processus de pensée ? »
« Attendez que je prenne l’avis du Département juridique », dit Bildoon. « Vous avez peut-être raison, mais…»
« McKie », répéta Tuluk, « vous ne trouvez pas…»
« Pas maintenant ! » lança McKie. Il s’arrêta puis se tourna vers Bildoon : « Combien de temps croyez-vous qu’il nous reste ? »
« Qui sait ? »
« Cinq minutes, peut-être ? »
« Plus que ça, certainement. »
« Mais vous n’en êtes pas sûr. »
« J’ai posté des réquisiteurs à l’intérieur et autour de la Boule. Ils… euh… réduisent les attaques d’Abnethe à une min…»
« Vous ne voulez rien laisser au hasard, n’est-ce pas ? »
« Naturellement, bien que je…»
« Eh bien, je vais tout raconter à Ces messieurs de la presse. »
« McKie, cette femme a des tentacules dans des régions du gouvernement que vous ne soupçonnez pas. Vous n’avez pas idée de tout ce que nous avons pu découvrir dans… nous avons de quoi nous occuper pendant des…»
« Elle est introduite dans les hautes sphères, hein ? »
« Cela ne fait plus aucun doute. »
« C’est pourquoi il est temps de tout dévoiler. »
« Vous allez créer la panique ! »
« Nous avons besoin d’un peu de panique. Cela incitera toutes sortes de co-sentients à essayer d’entrer en contact avec elle – des amis, des relations, des ennemis, des fous. Les renseignements afflueront. Et nous avons à tout prix besoin de nouveaux indices ! »
« Et si ces enfants perdus » – Bildoon désigna du menton l’entrée du hall où se trouvaient les journalistes – « refusent de vous croire ? Ils vous en ont déjà entendu en raconter de belles, McKie. Supposez qu’ils ne vous prennent pas au sérieux ? »
McKie hésita. C’était la première fois qu’il voyait le directeur du BuSab si hésitant et si peu efficace, lui qui était connu pour sa vivacité d’esprit et ses brillantes intuitions. Bildoon faisait-il partie de ceux qu’Abnethe avait soudoyés ? Impossible ! Mais la présence d’un Pan Spechi egostasé dans cette situation avait dû soulever d’énormes vagues de choc et traumatiser plus d’un représentant de cette espèce. Sans compter que Bildoon était sur le point de perdre bientôt son ego. Que se passait-il réellement dans l’esprit d’un Pan Spechi lorsque le moment fatidique approchait où il devrait retourner à l’anonymat de la crèche ? Cela provoquait-il un sursaut de résistance psychique ? La pensée était-elle inhibée, au contraire ?
D’une voix calculée pour être entendue seulement par les oreilles de Bildoon, McKie demanda : « Êtes-vous prêt à céder la main en tant que directeur du Bureau ? »
« Bien sûr que non ! »
« Cela fait quelque temps que nous nous connaissons », continua à chuchoter McKie. « Je pense que nous nous comprenons et que nous nous respectons. Vous n’occuperiez pas ce siège si je m’y étais opposé. Vous le savez. Maintenant, d’homme à homme : Faites-vous preuve de toute l’efficacité souhaitable dans cette crise ? »
Des tics rageurs convulsèrent furtivement le visage de Bildoon, pour faire place à un pli soucieux en travers de son front.
McKie attendit. Lorsque le moment viendrait, la passation de l’ego reléguerait Bildoon à l’état de loque inutile. Une nouvelle personnalité émergerait de sa crèche, un co-sentient doté de toutes ses connaissances mais profondément différent par son abord moral. Est-ce que le choc présent avait précipité la crise ? McKie ne le souhaitait pas. Il aimait sincèrement Bildoon, mais les considérations personnelles devaient être écartées dans cette circonstance.
« Où voulez-vous en venir ? » murmura Bildoon.
« Je n’essaie pas de vous ridiculiser ni… d’accélérer un processus naturel » dit McKie. « Mais nous sommes dans une situation d’urgence. Je m’opposerai à vous pour la direction du Bureau, et je ferai un raffut de tous les diables si vous ne me répondez pas la vérité. »
« Si j’ai été efficace ? » médita Bildoon. Il secoua lentement la tête. « Vous connaissez aussi bien que moi la réponse. Mais vous n’êtes pas vous même sans avoir à vous reprocher quelques défaillances, McKie. »
« Qui n’en a pas eu ? » demanda ce dernier…
« Précisément ! » intervint Tuluk en se rapprochant de ses deux collègues et en les dévisageant l’un après l’autre. « Excusez-moi, mes amis, mais les Wreaves ont l’ouïe extrêmement développée, et j’ai tout entendu. Permettez-moi ce petit commentaire : Les ondes de choc, ou quel que soit le nom qu’il vous plaira de leur donner, qui ont accompagné le départ des Calibans en faisant tellement de ravages parmi nous que nous sommes obligés de nous protéger en prenant de l’agressal et autres…»
« Vous voulez dire que nos facultés intellectuelles sont amoindries », coupa Bildoon.
« Pas seulement cela. Ces événements importants ont laissé… des séquelles. Les journalistes ne se moqueront pas de McKie. Tous les co-sentients sont avides de réponses concernant cet étrange malaise que nous ressentons tous, et n’importe quelle explication sera…»
« Nous perdons du temps », dit McKie.
« Que voudriez-vous faire ? » demanda Bildoon.
« Plusieurs choses. Premièrement, je veux faire décréter la mise en quarantaine de Steadyon. Pas d’accès aux Esthéticiens quels qu’ils soient, interdiction de quitter la planète ou de s’y poser. »
« C’est de la folie ! Quels motifs pourrions-nous invoquer ? »
« Depuis quand le BuSab doit-il justifier ses actions ? » demanda McKie. « Notre devoir est de ralentir l’administration. »
« Vous savez comme notre position est délicate, McKie ! »
« Notre seconde mesure », continua McKie imperturbable « consistera à invoquer la clause d’alerte auprès des Taprisiotes et à nous faire communiquer le contenu de tout appel effectué par chaque co-sentient soupçonné d’entretenir des rapports avec Abnethe ou son entourage. »
« Ils diront que nous essayons de nous emparer du pouvoir », souffla Bildoon. « Si nous faisons cela, nous nous heurterons à une opposition très vive, il y aura des affrontements violents. Vous savez quel prix la majorité des co-sentients attachent à leur liberté individuelle. De plus, la clause d’alerte n’a pas été prévue pour ça. C’est une procédure spéciale d’identification dans le cadre normal…»
« Si nous ne prenons pas ces mesures, nous mourrons, et les Taprisiotes avec nous », dit McKie. « Il faut bien faire comprendre cela aux Taprisiotes. Leur coopération volontaire nous est indispensable. »
« J’ignore si je pourrai les convaincre », protesta Bildoon.
« Il vous faudra essayer. »
« Mais en quoi cela nous sera-t-il utile ? »
« Les Taprisiotes et les Esthéticiens opèrent chacun de leur côté d’une manière similaire à celle des Calibans, mais pas avec… la même puissance », expliqua McKie. « Je suis persuadé qu’ils puisent tous à la même source. »
« Et que se passera-t-il quand nous isolerons les Esthéticiens ? »
« Abnethe ne pourra pas tenir longtemps sans eux. »
« Elle a probablement sa propre armée d’Esthéticiens ! »
« Mais Steadyon reste leur centre de ralliement. Mettons-la en quarantaine, et je pense que l’activité des Esthéticiens cessera partout. »
Bildoon se tourna vers Tuluk.
« Les Taprisiotes en savent beaucoup plus qu’ils ne veulent bien le dire sur les conjonctions », déclara ce dernier. « Je pense qu’ils vous écouteront si vous leur faites remarquer que le dernier Caliban qu’il nous reste est sur le point d’entrer en discontinuité ultime. Ils comprendront sûrement quelles sont les implications. »
« J’aimerais bien qu’on me les explique pour commencer », dit Bildoon. « Si les Taprisiotes savent utiliser ces… ces… ils doivent savoir comment faire pour éviter le désastre ! »
« Est-ce que quelqu’un s’est avisé de leur poser la question ? » demanda McKie.
« Les Esthéticiens… les Taprisiotes…» grommela Bildoon. « Qu’est-ce que vous avez d’autre en tête ? »
« Je retourne à la Boule », dit McKie.
« Je ne peux pas assurer aussi bien votre protection là-bas. »
« Je le sais. »
« La Boule est trop petite. Si la Calibane acceptait de venir…»
« Elle ne veut pas se déplacer. Je lui ai demandé. »
Bildoon soupira, réaction émotionnelle très humaine. Les Pan Spechi avaient absorbé plus que l’aspect physique lorsqu’ils avaient décidé de copier le modèle humain. Les différences, malgré tout, restaient profondes, et McKie n’avait garde de l’oublier. Les humains ignoraient encore beaucoup de choses sur la psychologie des Pan Spechi. Face à l’imminence de la passation d’ego, quelles pouvaient être les pensées de ce co-sentient plein de dignité ? Un de ses compagnons de crèche allait prendre la relève, fort de tout le savoir millénaire partagé par l’ensemble des membres, titulaire de l’ego et autres, carnivores agissants et esthètes pensants figés dans un long sommeil. Tous liés les uns et aux autres, mais de quelle façon ?
McKie plissa les lèvres, prit une profonde inspiration et demanda : « Mais vous, Bildoon, est-ce que vous percevez les conjonctions ? »
Bildoon haussa les épaules : « Je vois à quoi vous pensez, mon ami. »
« Eh bien ? »
« Peut-être que les Pan Spechi partagent ce pouvoir, mais si c’est le cas, le processus est entièrement inconscient. Je ne puis en dire davantage. Vous êtes à la limite du domaine privé de la crèche. »
McKie hocha la tête. Le domaine privé de la crèche constituait le dernier retranchement de l’existence d’un Pan Spechi. Il était capable de mourir pour le défendre. Ni la logique ni la raison ne pouvaient arrêter le processus automatique une fois qu’il était déclenché. Bildoon avait fait montre de beaucoup d’amitié en faisant cet avertissement.
« Nous sommes dans une situation désespérée », dit McKie.
« Je sais », fit Bildoon avec des accents de dignité profonde dans la voix. « Vous pouvez prendre les mesures que vous avez indiquées. »
« Merci. »
« Mais c’est votre tête que vous jouez. »
« À condition que je ne la perde pas avant », dit McKie. Il ouvrit la porte du grand hall sur une vaste clameur de journalistes. Ils étaient contenus par une chaîne vacillante de réquisiteurs, et la première pensée qui se présenta à l’esprit de McKie en contemplant cette scène dans son ensemble fut que tous ceux qui se trouvaient au milieu de cette confusion étaient bien vulnérables dans cette direction.
Une foule était déjà en train de se former sur la falaise qui surplombait la Boule lorsque McKie arriva.
Les nouvelles vont vite, se dit-il.
Des équipes de renfort de réquisiteurs, appelées en prévision de tels troubles, refoulaient les co-sentients qui essayaient d’accéder au bord de la falaise et barraient les abords du plateau de lave. Une nuée d’engins volants de toutes sortes était maintenue à distance par un écran d’appareils du BuSab.
McKie, debout à proximité de la Boule, contemplait toute cette fiévreuse activité. La brise du matin amenait une fine pluie d’embruns contre sa joue. Il avait utilisé un couloir pour passer au bureau de Furuneo, où il avait laissé des instructions, puis il avait pris un engin volant du BuSab pour faire le court voyage jusqu’au plateau de lave.
L’ouverture de la Boule était comme il l’avait laissée. Plusieurs équipes de réquisiteurs s’affairaient tout autour dans une confusion apparente, surveillant chaque pouce carré de terrain. À l’intérieur de la Boule, d’autres réquisiteurs triés sur le volet poursuivaient leur difficile surveillance.
Il était tôt selon l’heure locale, mais les communications en temps réel rendaient un tel système de références bien arbitraire, se dit McKie. C’était la nuit au quartier général du Central, l’après-midi au siège du Conseil des Taprisiotes où Bildoon devait encore être en train de parlementer, et… l’Espace Immuable seul savait quelle heure il devait être là où Abnethe avait établi sa base d’opérations.
Plus tard qu’ils ne le pensent eux-mêmes, sans aucun doute, se dit McKie.
Il se fraya un chemin au milieu des réquisiteurs, se hissa à travers l’ouverture ovale et jeta un coup d’œil à l’intérieur de la Boule baigné de la familière lumière mauve. Il faisait nettement plus chaud ici, à l’abri du vent et des embruns, mais pas aussi chaud qu’il s’en souvenait.
« Est-ce que la Calibane a parlé ? » demanda-t-il à un réquisiteur laclac qui gardait l’intérieur.
« Je n’appelle pas ça parler, mais la réponse est : pas récemment. »
« Fanny Mae », appela McKie.
Pas de réponse.
« Vous êtes là, Fanny Mae ? » insista-t-il.
« McKie ? Vous invoquez présence, McKie ? »
McKie eut l’impression d’avoir capté les mots sur ses globes oculaires, qui les avaient transmis ensuite aux centres auditifs. Les impulsions étaient nettement plus faibles qu’à l’accoutumée.
« Combien de fois a-t-elle été flagellée dans la journée qui vient de s’écouler ? » demanda-t-il au réquisiteur laclac.
« Jour local ? » demanda le Laclac.
« Qu’est-ce que ça peut faire ? »
« Je pensais que vous désiriez des données précises. » Le Laclac paraissait vexé.
« J’essaie de savoir si elle a été attaquée récemment », dit McKie. « Elle me paraît plus faible que la dernière fois. » Il regarda pensivement la louche géante où la Calibane entretenait sa non-présence.
« Les attaques ont été sporadiques et intermittentes, mais pas très efficaces », dit le Laclac. « Nous avons recueilli d’autres fouets et d’autres bras de Palenkis, mais il semble qu’il y ait des difficultés pour les transmettre au laboratoire. »
« McKie invoque présence de personne calibane nommée Fanny Mae ? » demanda la Calibane.
« Je suis là, Fanny Mae », dit McKie.
« Vous possédez de nouvelles configurations de conjonctions, McKie, mais je vous reconnais. »
« Est-ce que votre contrat avec Abnethe nous conduit toujours tous vers la discontinuité ultime ? » interrogea McKie.
« Intensité de proximité », répondit la Calibane. « Mon employeur souhaite parole avec vous. »
« Abnethe ? Elle veut me parler ? »
« Exact. »
« Elle aurait pu me contacter à n’importe quel moment. »
« Abnethe transmet demande par personne mienne », dit la Calibane. « Elle demande relais par conjonctions anticipées. Mêmes conjonctions que vous désignez par appellation « maintenant ». Vous rentrez cela, McKie ? »
« Je rentre », grogna ce dernier. « Eh, bien, qu’elle dise ce qu’elle a à dire. »
« Abnethe demande écarter compagnons de présence vôtre. »
« Que je reste seul ? » s’étonna McKie. « Qu’est-ce qui lui fait penser que je pourrais accepter une telle chose ? »
Il faisait beaucoup plus chaud dans la Boule maintenant. McKie essuya d’un revers de main la transpiration qui inondait sa lèvre supérieure.
« Abnethe parle de motivation co-sentiente appelée curiosité », déclara la Calibane.
« J’aurais mes propres conditions à poser », dit McKie. « Expliquez-lui que je n’accepterai de lui parler que si j’ai la garantie qu’elle n’essaiera pas de m’attaquer durant notre entrevue. »
« Je vous donne cette garantie. »
« Vous, Fanny Mae ? »
« Probabilité dans garantie d’Abnethe apparaît… incomplète. Descriptive approximative. Garantie mienne intense… forte. Directe ? Peut-être. »
« Pourquoi me donnez-vous cette garantie ? »
« Employeur Abnethe indique vif désir de parler. Contrat prévoit ce… service ? Terme très adéquat. Service. »
« Vous garantissez ma sécurité, c’est bien ça ? »
« Probabilité intense, pas plus. »
« Pas d’attaque durant l’entrevue », insista McKie.
« Ainsi indiquent conjonctions », fit la Calibane.
Derrière McKie, le réquisiteur laclac grommela : « Vous comprenez tout ce qu’elle baragouine ? »
« Prenez vos hommes et fichez le camp d’ici », dit McKie.
« Ser, mes ordres…»
« Au diable vos ordres ! J’agis en tant que Saboteur Extraordinaire doté de pouvoirs discrétionnaires par le Directeur du Bureau lui-même. Disparaissez ! »
« Ser », dit le Laclac, « lors de la dernière flagellation, neuf réquisiteurs ont perdu la raison ici malgré l’agressal et les autres drogues qui étaient censées nous protéger. Je ne peux pas prendre la responsabilité de…»
« Vous aurez la responsabilité d’une station de surveillance sur le monde désertique le plus proche si vous ne faites pas ce que je vous dis. Je vous ferai passer en jugement devant…»
« Je ne me laisserai pas influencer par vos menaces, Ser », dit le Laclac. « Néanmoins, je veux bien consulter Ser Bildoon si vous me l’ordonnez. »
« Consultez, dans ce cas, mais faites vite ! Vous avez un Taprisiote dehors. »
Le Laclac salua et se glissa hors de la Boule par l’étroite ouverture. Ses compagnons à l’intérieur continuèrent leur garde vigilante en jetant de temps à autre un regard nerveux à McKie.
C’étaient de braves co-sentients, après tout, se dit McKie, pour accomplir leur tâche au milieu de tous ces dangers reconnus. Même le Laclac avait fait preuve – dans sa perversité – d’un courage extraordinaire. Il obéissait aux ordres, cependant, on ne pouvait pas en douter.
Il se résigna à attendre.
Une étrange pensée lui vint à l’esprit : Si tous les co-sentients de l’univers mouraient, tous les centres de production d’énergie s’arrêteraient dans un dernier sursaut d’agonie, toutes les machines, toutes les usines connaîtraient une fin silencieuse. Aucune oreille ne serait là pour entendre les derniers cognements du métal contre le métal, les derniers chocs du verre ou du plastique.
Des choses vertes et végétales prendraient la relève – des arbres auréolés d’une froide lumière dorée !
Les canisièges mourraient, faute d’être nourris. Les bacs à protéines se décomposeraient.
Il pensa à la décomposition de sa propre chair.
Tout ce qui était fait de chair dans l’univers subirait le même sort.
La fin ne durerait qu’un instant, au rythme où évoluait l’univers.
Un soupir perdu au milieu d’une tornade.
Le Laclac reparut bientôt dans l’ouverture de la Boule : « Ser, j’ai pour instructions d’obéir à votre ordre, mais de rester toujours en contact visuel avec vous afin de pouvoir intervenir au premier signe de danger. »
« S’il n’y a pas moyen de faire mieux, ça ira comme ça », dit McKie. « Grouillez-vous. »
Une minute plus tard, il se retrouva seul avec la Calibane. Le sentiment que chaque endroit de cette pièce était derrière lui l’envahit de plus belle. Un frisson lui parcourut l’échine. Il sentait qu’il prenait trop de risques.
Mais la situation était désespérée.
« Où est Abnethe ? » demanda-t-il. « Je croyais qu’elle voulait me parler. »
Un couloir s’ouvrit brusquement à gauche de la louche géante. La tête et les épaules d’Abnethe s’encadrèrent dans l’ouverture au milieu d’un halo légèrement rosé dû au ralentissement de toute forme d’énergie dans cette région. La lumière était cependant assez forte pour que McKie pût discerner quelques changements subtils dans l’apparence de Mliss Abnethe. Il se félicita de constater qu’elle avait un visage tourmenté avec des rides au front, que sa coiffure n’était pas ajustée parfaitement et que des capillaires gonflés de sang pouvaient être décelés dans ses yeux.
Elle avait besoin de ses Esthéticiens.
« Êtes-vous disposée à vous livrer à la justice ? » demanda-t-il.
« Voilà une question stupide », dit Abnethe. « Vous êtes seul, à ma merci. »
« Pas tout à fait. Je suis…» McKie s’interrompit en voyant le sourire d’ironie qui se dessinait sur les lèvres d’Abnethe.
« Vous remarquerez », dit-elle, « que Fanny Mae a refermé l’accès de sa résidence. »
McKie lança un rapide coup d’œil pour s’assurer qu’elle disait vrai. Trahison ?
« Fanny Mae ! » glapit-il. « Vous m’aviez assuré…»
« Pas d’attaque », dit la Calibane. « Seulement isolement. »
McKie imaginait la consternation des réquisiteurs qui se trouvaient à l’extérieur. Mais jamais ils ne parviendraient à forcer l’entrée de la Boule. Il ravala ses protestations. Le silence le plus complet régnait dans la pièce.
« Isolement, soit », soupira-t-il.
« Voilà qui est raisonnable », dit Abnethe. « Nous devons trouver un terrain d’entente, McKie. Vous commencez à devenir gênant. »
« Oh, un peu plus que gênant, j’espère ? »
« Peut-être. »
« Votre Palenki, celui qui voulait me découper en rondelles, je le trouvais gênant lui aussi. Peut-être un peu plus que gênant, même. Maintenant que j’y repense, je me souviens d’avoir souffert énormément. »
Il vit Abnethe frissonner.
« À propos », reprit McKie. « Nous savons où vous êtes, Mliss. »
« Vous mentez ! »
« Pas tout à fait. Voyez-vous, vous n’êtes pas là où vous, croyez être. Vous croyez que vous vous êtes déplacée dans le passé. Vous vous trompez. »
« Vous ne savez pas ce que vous dites ! »
« J’y ai longuement réfléchi », poursuivit McKie. « L’endroit où vous êtes est construit de toutes pièces à partir de vos conjonctions – vos souvenirs, vos rêves, vos désirs… peut-être même vos propres descriptions. »
« Quelle idiotie ! » s’exclama-t-elle. Mais elle paraissait inquiète.
« Vous vouliez un endroit où vous pourriez être à l’abri de l’apocalypse », dit McKie. « Fanny Mae vous avait prévenue au sujet de la discontinuité ultime, naturellement. Elle vous a probablement fait la démonstration de certains de ses pouvoirs, en vous montrant certains endroits de vos propres conjonctions et de celles de vos amis où elle pouvait vous transporter. C’est cela qui vous a donné votre idée géniale. »
« Vous inventez », dit Abnethe. Son visage était gris.
McKie se contenta de sourire.
« Une petite séance avec vos Esthéticiens ne vous ferait pas de mal », dit-il. « Vous ne m’avez pas l’air bien en forme. »
Elle plissa les sourcils.
« Est-ce qu’ils refusent de travailler pour vous ? » insista-t-il.
« Ils changeront d’avis ! » lança-t-elle.
« Quand ? »
« Quand ils verront qu’ils n’ont pas le choix ! »
« C’est possible. »
« Nous perdons du temps, McKie. »
« C’est exact. Que vouliez-vous me dire ? »
« Nous devons nous entendre, McKie. Rien que vous et moi. »
« Vous m’épouserez ? »
« C’est le prix que vous demandez ? » Elle paraissait surprise.
« Je ne sais pas », dit McKie. « Et Cheo ? »
« Je commence à en avoir assez de Cheo. »
« C’est bien ce qui m’inquiète. Je me demande combien de temps s’écoulerait avant que vous en ayez assez de moi aussi. »
« Je me rends compte que vous n’êtes pas sincère », dit-elle. « Mais je pense que nous pouvons quand même nous entendre. »
« Qu’est-ce qui vous fait croire ça ? »
« C’est l’avis de Fanny Mae. »
« McKie scruta la non-présence miroitante de la Calibane. »
« Fanny Mae vous a donné son avis ? » murmura-t-il.
Et il pensa : Fanny Mae détermine ses propres réalités d’après ce qu’elle perçoit de ces mystérieuses conjonctions. Différences raffinées : Conjonctions ; conjonctions emmêlées ; perceptions spéciales adaptées à son mode particulier de consommation d’énergie.
La sueur gouttait de son front. Il se pencha en avant, avec le sentiment d’être au bord d’une révélation importante.
« Est-ce que vous m’aimez toujours, Fanny Mae ? » demanda-t-il :
Les yeux d’Abnethe s’agrandirent d’étonnement.
« Certitude d’affinité », dit la Calibane. « Amour égale cohérence que je possède personne vôtre, McKie. »
« Comment appréciez-vous mon existence uniligne ? » demanda McKie.
« Affinité intense. Produit de sincérité de tentatives de communication. Je-moi-Calibane aime vous-personne-humaine, McKie. »
Abnethe lança un regard foudroyant à McKie : « Je suis venue discuter d’un problème qui nous intéresse tous les deux », glapit-elle. « Je ne m’attendais pas à assister en spectatrice à un dialogue sans queue ni tête entre cette stupide Calibane et vous ! »
« Pas de stupeur dans personne mienne », dit la Calibane.
« Écoutez, McKie », fit Abnethe en baissant la voix. « Je suis venue vous faire une proposition dans notre intérêt réciproque. Alliez-vous à moi. Peu importe à quel titre, je vous promets que vous en tirerez des profits que vous ne pouvez pas…»
« Vous n’avez pas encore compris ce qui vous est arrivé », dit McKie. « C’est cela le plus surprenant. »
« Imbécile ! Je pourrais vous faire empereur ! »
« Vous n’avez aucune idée de l’endroit où Fanny Mae vous a cachée ? » demande McKie. « Cet endroit où vous vous sentez en sécurité…»
« Mliss ! »
La voix furieuse provenait de quelque part derrière Abnethe, mais celui qui avait parlé demeurait invisible à McKie.
« C’est vous, Cheo ? » cria McKie. « Avez-vous compris où vous êtes, Cheo ? Un Pan Spechi ne peut pas ne pas soupçonner la vérité. »
Une main apparut, qui poussa brutalement Abnethe de côté. Le Plan Spechi egostasé prit sa place dans l’ouverture du couloir.
« Vous êtes beaucoup trop habile, McKie », fit Cheo.
« Comment osez-vous, Cheo ! » rugit Abnethe.
Cheo pivota, lança un bras rapide comme l’éclair. Il y eut un bruit mou, un cri étouffé, un autre coup. Cheo se baissa, hors de vue, puis reparut.
« Vous êtes déjà allé dans un endroit de ce genre, n’est-ce pas, Cheo ? » insista McKie. « Vous n’avez pas été, à un stade de votre existence, une femelle vagissante perdue dans le néant de la crèche ? »
« Vous vous croyez très fort », grimaça Cheo.
« Vous serez obligé de la tuer, vous savez », reprit McKie. « Sinon, tout ça n’aura servi à rien. Elle vous digérera, elle prendra possession de votre ego. Elle sera vous. »
« J’ignorais que cela pouvait arriver chez les humains », dit Cheo.
« Oh, quelquefois », fit McKie. « Vous êtes dans l’univers d’Abnethe, n’est-ce pas, Cheo ? »
« Son univers, oui, peut-être », admit Cheo. « Mais vous faites erreur sur un point, McKie. Mliss est en mon pouvoir ; aussi, cet univers est le mien. Et vous aussi, vous êtes en mon pouvoir. »
Le tube vortal du couloir se rétrécit tout à coup, et fit un bond vers McKie. Celui-ci s’écarta en hurlant :
« Fanny Mae ! Vous m’aviez promis ! »
« Nouvelles conjonctions », dit la Calibane.
McKie exécuta un plongeon au ras du sol tandis que le couloir réapparaissait à côté de lui. Il surgissait et disparaissait dans le néant comme un groin diabolique, et manquait de peu McKie à chaque assaut. Ce dernier esquivait, feintait, bondissait, à bout de souffle, dans la pâle clarté mauve de la Boule. Finalement, il se retrouva sous la louche géante, scrutant l’espace qui l’entourait d’un regard apeuré. Il tremblait de tout son être. Jamais il n’aurait cru qu’un couloir de S’œil pût être manœuvré avec autant de rapidité.
« Fanny Mae », fit-il d’une voix haletante. « Faites quelque chose. Fermez le S’œil, arrêtez-le ! Rappelez-vous votre promesse, pas d’attaque ! »
Il n’y eut pas de réponse.
McKie aperçut l’extrémité du tube vortal qui flottait juste au dessus de la louche.
« McKie ! »
C’était la voix de Cheo.
« Ils vont vous appeler en longue-distance dans quelques instants, McKie. À ce moment-là, vous ne pourrez rien faire. »
McKie réprima un frisson. Cheo disait vrai ! Bildoon avait probablement déjà requis un Taprisiote. Ils devaient se demander ce qui lui était arrivé – et la plythotranse le laisserait sans défense.
« Fanny Mae ! » souffla-t-il. « Refermez ce fichu S’œil ! »
Le tube vortal miroita, s’éleva légèrement et entreprit un mouvement tournant latéral. McKie jura, se ramassa en boule, se releva d’un bond et sauta par-dessus le manche de la louche.
Le tube recula.
Il y eut un crépitement sourd, qui sonna comme une succession de coups de tonnerre aux oreilles de McKie. Il regarda à droite, à gauche, derrière lui, au-dessus de sa tête. Pas de trace du mortel couloir.
Brusquement, quelque chose claqua avec violence au-dessus du creux de la louche. Une cascade d’étincelles vertes retomba en crépitant autour de McKie. Il s’écarta précipitamment et sortit son radieur. Un bras de Palenki – armé d’un fouet avait fait son apparition dans l’ouverture d’un S’œil. Il était à nouveau levé pour s’abattre sur la Calibane.
McKie balaya de son arme l’espace occupé par le bras au moment où le fouet retombait, effleurant une extrémité du creux de la louche dans une nouvelle gerbe d’étincelles. L’ouverture du couloir devint floue, puis disparut complètement.
McKie s’accroupit, les yeux fermés sur une image d’étincelles vertes qui persistaient sur sa rétine. À présent, il se souvenait… il se souvenait de ce qu’il cherchait désespérément dans sa mémoire depuis qu’il avait assisté à l’expérience de Tuluk sur le fragment d’acier.
« Enlevé S’œil. »
La voix de Fanny Mae était tombée abruptement et avait semblé s’infiltrer à travers le front de McKie jusqu’à ses centres de compréhension du langage. Par tous les chasseurs de diable, comme elle était devenue faible !
Lentement, McKie se remit debout. Le bras et le fouet du Palenki gisaient au sol comme ils étaient tombés, mais il les ignora.